Livre de Nafissatou Niang Diallo “De Tilène au
Plateau”
-
Le contexte
De Tilène au Plateau, dont la première édition remonte à 1975, est un des premiers ouvrages à caractère littéraire publié par une Sénégalaise. Les années 70 sont les années de braise de la lutte féministe. Les belles années du féminisme radical où la notion d’égalité entre les sexes est au centre des préoccupations de la gent féminine.
Nafissatou Niang Diallo se définit elle-même dans son avant-propos, non comme une militante, encore moins comme une donneuse de leçons, mais plutôt comme « une femme toute simple de ce pays : une mère de famille et une professionnelle (…) à qui sa maison et son métier laissent peu de loisir ».
Une femme qui a sa pierre à apporter dans l’édifice de la Nation. Une femme qui écrit sur elle-même, puisque – prétend-elle – n’ayant ni talent d’écriture singulier, ni imagination débordante. Une qui écrit parce que le Sénégal a changé en une génération et qu’il vaut la peine de rappeler aux « nouvelles pousses » ce que ceux de sa génération ont été.
2.L’auteur et son œuvre
Nafissatou Niang Diallo est née le 11 mars 1941 à Tilène, au Camp des Gardes, actuel stade Iba-Mar-Diop.
Ayant perdu sa mère à l’âge d’un an et demi, c’est sa grand-mère paternelle, Mame, qui s’occupe d’elle pendant son enfance. Son père, Samba Assane, est agent de la municipalité de Dakar. À 7 ans, elle entre à l’école primaire du Champ-de-Courses ; à 13 ans, elle commence le collège moderne de Jeunes Filles de Dakar ; à 16 ans, elle s’inscrit au lycée Van-Vollenhoven ; et à 18 ans, à l’école des sages-femmes d’État. Elle exerce les professions de sage-femme et de puéricultrice. Elle épouse Mambaye Diallo en 1961. À 23 ans, elle quitte le Sénégal pour deux ans afin de poursuivre ses études à Toulouse. Mère de six enfants, elle travaille dans le domaine de la santé pendant douze ans, au service de la Sécurité sociale. Nafissatou Diallo est décédée en 1982.
3.La bibliographie de l’auteur
– De Tilène au Plateau, une enfance dakaroise, Dakar, Les Nouvelles Éditions africaines du Sénégal, 1975 ; autobiographie.
– Le Fort maudit, Paris, Éditions Hatier, 1980 ; roman.
– Awa, la petite marchande, Paris, NEAS/EDICEF, 1981, roman.
- La Princesse de Tiali, Dakar, Les Nouvelles Éditions africaines du Sénégal, 1987 ; roman.
4.Résumé du livre et commentaires
a.Résumé
Tilène la Médina, c’est l’Afrique dans toutes ses réalités. Le Plateau, c’est le quadrillage d’asphalte des Européens, grands et petits, et des nouveaux messieurs.
Tilène a vu les pérégrinations de la jeune Saïfatou, dite Safi, dans ses rues pleines de vie. La narratrice raconte la maison familiale à la physionomie accueillante, espace spacieux de rencontres et d’échanges, espace de transfert du savoir entre la vieille génération, pleine de sagesse, et la nouvelle, curieuse de tout. Safi y partage jeux et bagarres avec quantité de frères, sœurs, cousins, cousines, oncles et tantes, sous la férule tendre et ferme à la fois de son père, le chef de famille. On vit les instants précieux et complices passés avec Mame, généreuse et élégante, si pleine d’activité et de vie ; les manifestations du folklore sénégalais ; la découverte de l’école française où elle fait un bon parcours scellé par un cadeau du gouverneur.
Puis arrive le moment où la famille doit quitter Tilène pour le Plateau, après la vente à l’État du terrain familial. La famille élargie doit se disperser. Safi n’apprécie pas leur nouveau logement, où elle ne retrouve pas l’âme de la première. Elle quitte l’école de la Médina pour celle de Sarraut, où elle rencontre sa première maîtresse européenne. Au Plateau, elle se fait des amies avec qui elle fait les « quatre cents coups ».
Elle découvre son premier amour, un garçon rencontré à la plage. Mais l’idylle tourne court quand son père les surprend à s’embrasser. Ce dernier se montre d’une violence inouïe à son égard. La révolte sourd en elle, elle se braque. Pourtant, elle se radoucit quand le père revient à de meilleurs sentiments. Elle lui demande pardon et ils se réconcilient.
Ce premier amour connaîtra ensuite son épilogue, victime de la vanité du jeune homme. C’est pour Safi l’épreuve qui la fait passer, sans transition, de l’adolescence à l’âge adulte.
Le temps passe. Elle est déjà « promise » à un homme, qu’elle apprécie mais sans passion, quand elle éprouve le « coup de foudre » qui lui vaut toutes les folies : « Je tremble encore pour mon bonheur car, sans mon audace, il me passait entre les doigts » (p. 112).
Elle intègre l’école des sages-femmes où le régime est d’office l’internat, à la discipline sévère. Elle épouse à vingt ans l’homme qu’elle aime, avec faste. Elle termine ses études en beauté en étant major de sa promotion. Ce tableau idyllique est assombri par la maladie du père, puis sa mort, qu’elle vit très péniblement.
Elle doit réapprendre à vivre, malgré l’urgence du départ pour la France où elle doit rejoindre son mari, et qui signifie aussi l’adieu définitif à sa chère grand-mère. Le livre s’achève sous les encouragements de Mame : « Va avec la paix ! » (P. 133).
b. Commentaires
De Tilène au Plateau a pour sous-titre Une enfance dakaroise. Nafissatou Diallo, sous un nom d’emprunt, y relate d’abord une enfance heureuse, dans l’ombre bienveillante de son père et l’amour complice de sa grand-mère, puis les premières difficultés de la vie…
Le récit d’enfance sous cette plume féminine est une introspection et un cheminement dans la vie quotidienne d’un enfant et d’une communauté. Il pose des questions intéressantes sur le genre autobiographique et sur les conventions qui lui sont rattachées. De Tilène au Plateau dévoile sa propre construction de l’enfance, période revue et filtrée par l’adulte témoin. L’écriture autobiographique, ici, apparaît comme une quête d’identité. Sous sa plume alerte, nous découvrons une partie importante de l’histoire sociale du Sénégal, partagé entre une tradition encore rigide et une modernité palpitante.
La fonction que se donne Nafissatou est de partager avec autrui une part belle de sa vie en arpentant son enfance, son adolescence et sa vie de jeune adulte dans ses états magiques et merveilleux, dans son refus de l’asservissement de la femme à une société phallocrate, dans son désir de humer la vie par tous ses pores.
Elle fait une description détaillée de l’espace, du temps, des personnages qui ont forgé son enfance à leur manière, des traditions culturelles et des pratiques cultuelles. Pour ce faire, elle décrit avec moult détails les modes vestimentaires, les parures, les cérémonies familiales, les fêtes, les devoirs quotidiens de la femme dans la société traditionnelle et les enjeux et multiples défis qui s’offrent à la femme engagée dans une dynamique de modernisme. Elle donne à la maison familiale de Tilène une dimension magique où règne l’harmonie, un lieu auquel elle était attachée parce qu’elle « était dans le grand monde [leur] petit univers, [leur] station d’ancrage, [leur] élément de stabilité » (p. 12).
La liberté est un maillon important de sa vie si palpitante. En son nom, elle s’affirme espiègle et fonceuse aux yeux de la société encore arc-boutée sur ses principes séculaires. C’est une meneuse qui accepte les coups.
L’amour aussi en est un autre. Aussi, quand elle raconte l’homme de sa vie, n’hésite-t-elle pas à asseoir sa volonté : « Je ne sais pas, je ne sais pas ! Je l’aime ; qu’il soit sorcier, griot ou bijoutier, ave lui vous ne me ferez pas respecter vos sacrées traditions. » (P. 110.) Car elle est une femme de caractère qui sait faire passer sa volonté.
La clé de voûte, c’est la richesse de la vie quotidienne. C’est dans cet espace du quotidien que s’articulent les principes de base de leur « africanité ».
-
Des clés pour comprendre le roman
-
Les personnages
La grand-mère : elle occupe une place importante dans tous les récits. Cela atteste le rôle prégnant des aïeules dans le cercle familial. Elles régentent toute la vie domestique de ces immenses demeures familiales, et font souvent « plier » les hommes. Elles s’occupent de l’éducation des enfants, des jeunes filles en particulier (habillement, maintien social…). Saïfatou, qui a perdu sa mère très jeune, est prise en charge par sa grand-mère, Mame. Contrairement à une certaine représentation dans la littérature africaine, montrant des personnes âgées souvent dépassées par les événements, Nafissatou nous fait découvrir une grand-mère à l’esprit ouvert, favorable au progrès, bien qu’attachée à certaines traditions. Safi fréquentera l’école grâce au soutien de Mame. Mame lui trouvera les autorisations auprès de son père pour aller danser. C’est elle encore qui lui confectionnera sa première tenue « européenne »… Détentrice d’une certaine sagesse, Mame la distille à travers les contes et les proverbes. Elle réunit les enfants le soir pour dire des contes. Elle introduit ainsi le rêve dans cette vie parfois monotone. Ses proverbes émaillent tous les récits. Elle donne également des leçons de savoir-faire médical, dont l’auteur désormais sage-femme ne conteste ni ne confirme l’efficacité… Mame est la première à consulter marabouts et féticheurs, lorsqu’un événement survient dans la vie familiale. Par exemple, lorsque Safi s’apprête à aller à l’école française ou en vacances à Saint-Louis. Elle est aussi la conscience de Saïfatou, qu’elle met en garde par exemple contre « l’odeur » des garçons.
Safi (diminutif de Saïfatou) : Elle est rebelle, volontaire, déterminée, espiègle et rusée.
Sa volonté s’affirme très tôt, alors qu’elle fréquente l’école coranique (elle achète des paniers de mangues, son péché mignon, avec l’argent destiné à l’école). Cet aspect de sa personnalité est une constante, bravant la sévérité d’un père, bienveillant mais à la morale inflexible. Elle est une élève turbulente malgré ses bonnes notes.Elle n’hésite pas à défier ses enseignants, à monter des stratagèmes pour obtenir ce qu’elle veut : « J’étais l’instigatrice des plans, toujours en tête de file » (p. 49).Bien que son esprit rebelle et combatif lui fasse désapprouver la rigidité des méthodes d’éducation qui lui étaient appliquées, elle n’en respecte pas moins ses parents et leur voue une grande reconnaissance.
Le père : Il a été modelé, dès son jeune âge, aux principes sévères de son propre père. Ses études loin de Dakar, son travail qui le mène aux quatre coins de l’Afrique, son contact avec l’étranger le rendent polyglotte et xénophile. Safi a beaucoup d’admiration pour lui car il pétille de qualités : « Grand et de teint noir… c’était un bel homme qui fit battre beaucoup de cœurs. J’éprouvais du plaisir à le voir, la démarche majestueuse, la tête coiffée d’un fez, chaussé de babouches blanches, accomplir le rituel quotidien, faire le tour de la famille, rendre visite aux malades, réconcilier les mécontents, les époux en désaccord… Il nous grondait rarement et ne nous battait qu’exceptionnellement. » (P. 47.) Il est cependant d’une jalousie maladive en ce qui concerne les relations de ses filles avec les garçons (p. 48).C’est le pilier de la famille. Son autorité s’appuie sur une présence à la fois discrète et palpable. L’auteur résume ainsi son sentiment, à la fin de l’ouvrage : « Un juste a vécu ; il fut modeste et grand. »
b. Des thèmes abordés
Le caractère autobiographique de De Tilène au Plateau montre la tendance au regard réflexif et introspectif qui domine les débuts de la littérature féminine africaine. L’entrée des femmes dans le domaine littéraire coïncide avec une période marquée par du désenchantement. Au lendemain de l’indépendance dont la quête avait suscité tant de prises de position en faveur de la liberté et du droit à l’autodétermination, la femme s’est retrouvée citoyenne de seconde classe dans son propre pays. Ici, le monde des femmes est observé de l’intérieur, sous ses multiples facettes.
L’univers familial : la famille décrite reste encore la grande famille élargie « traditionnelle » ; plusieurs générations y cohabitent : les grands-parents, les parents, les tantes et les oncles, les cousins et cousines… La maison familiale est présentée comme un lieu idyllique : « Nous l’aimions (la maison) pour l’avoir faite. Nous lui étions attachés parce qu’elle était, dans le grand monde, notre petit univers, notre station d’ancrage, notre élément de stabilité… »(p. 11). Malgré cette présentation idyllique, la vie quotidienne des femmes, dans ce cadre, reste pénible. Plusieurs charges pèsent sur elles.
Saïfatou insiste sur les durs travaux accomplis par sa cousine Ami : « Tout le travail domestique de la maison, la lessive, les commissions, reposait sur elle. Les lundi et jeudi, elle lavait du matin au soir, aidée par une bonne paresseuse qui lui laissait la majeure partie du travail. Elle faisait le marché et la cuisine. Le mariage devait la délivrer du rythme quotidien qui lui était imposé… » (p. 69).
La narratrice elle-même n’appréciait point ces tâches et les fuyait, dès que l’attention des adultes se portait ailleurs.
Les mariages, les baptêmes, les funérailles, revêtent une grande importance dans la société sénégalaise. L’évocation de ces cérémonies structure même le récit. Les femmes en sont les principales animatrices, mais paradoxalement aussi, les grandes victimes. Il s’agit de véritables festins, où les femmes rivalisent de toilettes, dilapident toutes les économies amassées, et s’endettent souvent. Ces déviations se retrouvent même aux funérailles, et la narratrice les réprouve. Elle écrit : « J’aime ma religion, je respecte mes traditions, je les accepte dans les cérémonies de mariages et de baptêmes, mais je les refuse dans les funérailles… » (p. 130). La femme cherche à se faire valoir, car c’est elle que l’on juge.
L’univers familial révèle beaucoup de freins à l’épanouissement de la femme : fatiguée par le travail domestique, sans grande liberté de mouvement (elle quitte la maison paternelle pour celle du mari), sa vie n’est « colorée » que par les cérémonies qui lui donnent l’occasion d’assouvir ses fantasmes. Le comportement des femmes pendant les funérailles est assez révélateur : paroles élogieuses, chants, battements de tam-tam, etc.
Le mariage ne libère point la femme dans l’univers familial évoqué ; son père ne lui explique-t-il pas : « Cela n’est pas une honte que de se soumettre à son mari. Malgré votre “occidentalisme”, vous ne porterez jamais le pantalon et le mari ne portera jamais non plus le pagne » (p. 118).
Les femmes et l’école : L’école française apparaît comme un élément de changement positif dans leur vie. La scolarisation des filles se heurte à de vives réticences dans les familles traditionnelles. Il est révélateur que ce soient les hommes en général qui s’y opposent : c’est le cas du grand-père de Saïfatou. Les motivations de ceux-ci restent claires : maintenir la femme dans l’espace limité de la famille. L’accès à l’école permet la conquête d’un nouvel espace extérieur à celui de la famille. Ainsi Safi raconte-t-elle ses pérégrinations dans Dakar, avec ses copines de classe. Elle va au bal. Ces jeunes filles rompent avec les contraintes vestimentaires de la société musulmane, en portant des robes courtes : « Une couturière, mère d’une de nos camarades, nous encouragea, nous aussi, à porter des robes courtes. Elle nous habilla si bien avec des robes “taille basse”, des jupes “godet-parapluie” ou “portefeuille”, que nous reléguâmes nos jupes longues et nos pagnes au fond des valises » (p. 82).
La conscience féministe :Elle est présente tout au long du roman, comme un volcan en perpétuelle éruption. Safi est consciente très tôt de sa place dans la société, en tant que femme. Son goût pour la liberté et la volonté de s’affranchir de toute discipline en sont les parfaites illustrations. Tout est pour elle motif à déjouer la vigilance de ceux qui sont chargés de son éducation. Elle critique les positions intransigeantes de son père face à son éducation sentimentale ; condamne l’esprit carré de son grand-père, traditionaliste convaincu – « l’homme en avant, la femme au foyer » (p. 42) -, bien qu’elle reconnaisse son humanité et sa générosité.
L’amitié :Elle est cruciale pour la génération de l’auteur. Safi est la meneuse d’une bande de filles qui saura résister aux années et au changement d’école. Ensemble, elles « font les quatre cents coups », résistent aux attaques de leurs adversaires. C’est d’ailleurs chez l’une de ces amies (Ndèye) qu’elle rencontrera « l’homme de sa vie ». Plus que le lien familial, c’est une véritable amitié complice qui la lie à sa sœur aînée Fatou, qui lui prodigue des conseils et sait la soutenir. De la part de ses amies de toujours, elle ne reçoit en revanche aucun soutien à l’heure où se joue son bonheur. Celles-ci en effet ne voient dans son revirement qu’une manifestation de plus de son caractère rebelle, et s’indignent de son insoumission aux normes sociales.
La religion : elle est omniprésente à travers ses rites et ses manifestations festives : circoncision, Korité (fin du jeûne ou du ramadan), Tabaski (fête du sacrifice d’Abraham), Tamkharit (nouvel an musulman), les divers piliers de l’islam (prière, pèlerinage à La Mecque…). Tout y est relaté avec force détails, soulignant ainsi toute la richesse cultuelle sénégalaise. On note aussi la cohabitation amicale entre les religions, à travers l’admiration sincère que Safi éprouve pour sa catholique amie, Marie-Louise.
c. Signification et structure
Nafissatou Niang Diallo investit le champ de l’autobiographie pour délivrer son message aux générations futures.
Divers éléments paratextuels convergent pour renforcer cette dimension autobiographique du récit d’enfance :
– Le programme annoncé par le titre de l’édition originale De Tilène au Plateau, une enfance dakaroise, où l’on souligne le pan d’une vie, celle de l’enfance : toutefois, à la lecture du texte, on se rend compte que, dans la narration, l’auteur ne circonscrit pas le texte à cette tranche de vie mais va bien au-delà… ;
– La dédicace en hommage à sa grand-mère et à son père, sans qui ni sa vie ni cet écrit n’auraient eu de sens ;
– l’utilisation du « je » et du « nous » renvoient à l’histoire personnelle de l’auteur et invitent le lecteur à croire qu’il s’agit bel et bien d’un récit d’enfance sur le mode autobiographique. La narratrice adulte, qui se souvient de son enfance, s’exprime à la première personne du singulier et du pluriel aussi bien lorsqu’elle intervient dans le récit pour faire des jugements de valeur que quand il décrit les événements du passé à travers les yeux de l’enfant rebelle qu’elle a été ;
– Les diverses adresses au lecteur : « Amis lecteurs, y a-t-il parmi vous certains qui étaient unis à père ou mère par ce lien particulier ? Alors vous aurez compris ce que j’éprouvais et que je peine à exprimer » (p. 128).
Le genre de l’autobiographie comporte quelques questions à résoudre qui tiennent au genre lui-même :
- La question de la contradiction entre le souvenir, à priori une création de l’intériorité (en se souvenant, on regarde à l’intérieur), et la verbalisation ou représentation qui est, à posteriori, une extériorisation. La construction extérieure de l’identité « tuerait » forcément quelque chose à l’intérieur. Il doit y avoir un conflit entre l’ego et le texte qui matérialise, délimite et normalise ce Moi. Nafissatou règle ce problème en se définissant comme une mère de famille et une professionnelle (sage-femme et puéricultrice) et en choisissant de parler d’elle-même tout simplement, consciente que « le Sénégal a changé en une génération. Peut-être valait-il la peine de rappeler aux nouvelles pousses ce que nous fûmes » (Avant-propos) ;
– La question de la mémoire de la narratrice elle-même : l’autobiographe négocie avec sa mémoire et, une fois les pactes conclus, entame son récit de vie. Mais la mémoire a tendance à amplifier la réalité, à aller trop loin, à déformer la vérité. Ici, aussi, Nafissatou échappe à ce piège : elle qui n’a pas besoin de négocier avec sa mémoire puisque celle-ci lui est fidèle : « Je sers aux miens de mémoire collective pour les réunions du passé : “Te souviens-tu ?” et ils sont tous étonnés, disant : “Oui, oui… Quelle mémoire tu as” » (p. 14).
Nafissatou Niang Diallo réussit le pari de faire de la narration de sa vie un texte littéraire de haute facture. Elle résout les questions du « qui suis-je ? », du « où suis-je ? » en s’attachant à la description des lieux, des personnages, etc., réussissant ainsi à surmonter le défi principal qui s’ouvre devant tout narrateur autobiographe, à savoir avouer sa subjectivité tout en visant un but objectif.
Blogue de Sokhna Benga