L’idée d’inconscient ruine-t-elle l’idée de liberté?
On peut faire l’hypothèse, avoir l’idée, qu’il n’existe pas d’inconscient, et donc que l’homme conscient sait tout ce qui se passe en lui, peut accéder à toutes ses pensées, donc peut faire clarté sur tout. Rien ne semblerait alors s’opposer à ce qu’il puisse être pleinement maître de soi et, en cela, libre.
Si par contre on admet cette sorte d’inconscient qui viendrait mettre jusque dans mes pensées conscientes des significations qui échappent à ma clairvoyance, à ma responsabilité, à ma volonté, serait-il encore possible pour moi de me croire libre ? Ne serais-je pas contraint par cette découverte de renoncer à toute idée de liberté comme on renonce à une illusion ?
On peut se demander si en perdant l’idée de liberté comme maîtrise de soi, on perd toute idée de liberté ou s’il peut rester d’autres conceptions cohérentes de la liberté.
Le sens de la question est donc : une fois admis l’inconscient, peut-on encore se croire libre au sens où on pensait la liberté avant d’avoir l’idée d’inconscient, ou faut-il faire le deuil de cette idée de liberté ?
Un problème apparaît toutefois : l’idée d’inconscient est bien une idée consciente. L’idée que l’idée d’inconscient ruine l’idée de liberté est encore une idée consciente. Si la conscience n’a aucune autonomie, l’idée qu’elle se fait d’elle-même n’a aucune crédibilité (elle est aliénée), de même l’idée qu’elle se fait de l’inconscient n’en a pas davantage. Ni la conscience de Freud ni celle d’aucun théoricien de l’inconscient, n’a plus aucune crédibilité. Inversement, l’aliénation pourrait consister à croire que la conscience n’est jamais libre alors qu’elle l’est parfois.
L’idée d’inconscient ruine-t-elle seulement l’idée que la conscience est toujours libre, de sorte qu’elle pourrait quand même l’être parfois, quoique pas toujours ? Mais l’inconscient n’étant pas l’inconscience, il agit même pendant qu’on est conscient, et il agit toujours. Comment penser alors que son action ne serait pas toujours ruineuse pour l’autonomie de la conscience ?
Pourtant, l’inconscient doit être pensé de telle sorte qu’il ne rende pas impossible l’existence de l’éveil conscient, sinon il n’y aurait pas d’inconscient mais un constant état d’inconscience, comme dans le cas du rêve ou des comportements somnambuliques. Les animaux n’étant toutefois ni somnambules ni conscients qu’il n’existe qu’un seul réel, même s’ils l’intègrent en pratique, savons-nous bien de quoi nous parlons lorsque nous disons « l’inconscient », ou « la liberté » ?
Quiconque croit craindre une morsure de cheval alors qu’il craint d’être puni par son père, façon petit Hans, n’est déjà pas libre puisqu’il se trompe sur soi-même, et l’est encore moins s’il ne peut plus sortir de chez soi sans être paralysé par une violente phobie.
Mais ce même inconscient était déjà là les jours précédents et n’entrait pas ainsi en conflit avec la conscience ni n’entravait l’ouverture et la curiosité du sujet : on peut penser qu’il arrive à l’inconscient d’aller dans la même direction que la conscience et de favoriser un dynamisme d’ouverture au monde qui n’a rien d’aliénant. Il n’est donc pas évident de réduire l’inconscient à un rôle de frein pour la liberté et la conscience.
De même un organisme peut être ruiné par les cellules qui le composent si elles se développent de manière anarchique lors de ce qu’on appelle un cancer, mais il ne viendrait à l’idée de personne de vouloir supprimer toutes les cellules de son corps pour sauver la liberté de celui-ci.
Si le sujet porte en lui son histoire et son inconscient, sans doute est-il gravé dans son corps, d’où l’intérêt de comparer le passage de l’inconscient à la conscience au passage de l’étage moléculaire à l’étage cellulaire. Qu’est donc le corps ? Un objet soumis au déterminisme, dont les termes ruineraient l’idée de liberté, ou un mode singulier d’existence, toujours ambigu, à la fois tout à fait objet et pas du tout objet ?
Descartes se figurait les corps comme un jeu de figures étalées en longueur, largeur et profondeur et appelait « substance étendue » la réalité métaphysique de ces figures. Niant le vide, il admettait un seul corps finalement composé d’une infinité de modes corporels. Mais cet immense corps, il le pensait comme un immense objet géométrique, comme serait une grande horloge. La mathématique et les équations algébriques pouvaient représenter adéquatement cet objet, de sorte que l’objectivité objectivante, mécanisante et déterministe fermée, coïncidait parfaitement avec la plus totale impartialité.
Il semblerait bien partial aujourd’hui de s’en tenir à une telle objectivité. Descartes refusait l’atomisme parce qu’il admettait l’infini et de ce fait niait le vide. Si l’on admet à la fois le big-bang et la dualité onde-particule, on est tenté à la fois d’admettre le vide et de refuser l’atomisme. Admettre le vide parce qu’on voit mal comment un noyau d’énergie de la taille d’un atome pourrait devenir des milliards de corps aussi immenses que des galaxies sans qu’il n’y ait aucun vide. Refuser l’atomisme parce que celui-ci prétend que les atomes sont extérieurs les uns aux autres avant d’être une totalité simple, or le Big-Bang propose un modèle inverse. La simple idée que des milliards de galaxies, quand on sait à peu près de quelle taille est une seule galaxie, peuvent être concentrées dans une portion d’espace aussi petite qu’un atome, voire plus petite, montre assez que nous n’avons aucune idée de ce que pourrait être une énergie à ce point concentrée. Si enfin on ajoute qu’une particule comme le photon, ou comme le neutron, peuvent être diffractées et se comporter comme des ondes, on voit bien l’ambiguïté de cette matière qui est tantôt un objet localisé, tantôt un champ dénué de contours précis, et qui ne correspond pas du tout ni à ce que Démocrite, ni à ce que Descartes, s’imaginent être la matière, formant les corps. Un homme rationnel et conscient a donc de sérieuses raisons de douter que les corps soient des objets au sens où l’entend Descartes.
Descartes admet un inconscient corporel, physiologique et mécanique. Mais s’il avait su que ce corps n’est pas réellement mécanique, il aurait dû admettre que l’inconscient n’est pas seulement mécanique. Admettre l’inconscient corporel aurait signifié pour lui admettre l’inconscient autrement que mécanique. Le pouvoir de l’inconscient sur la conscience ruine la liberté si l’on a en tête un modèle mécanique de l’inconscient, si l’on s’en fait une idée uniquement déterministe, de sorte que l’inconscient soit comme un objet passif pour lequel son état présent s’explique par ses états antérieurs dont il n’est que le résultat passif.
L’ambiguïté de la particule qui est à la fois onde et corpuscule, l’ambiguïté de la cellule qui est à la fois un assemblage de molécules et autre chose d’une somme de molécules, cette ambiguïté se retrouve dans la manière dont Freud théorise l’inconscient.
D’un côté il refuse Descartes, il refuse que l’inconscient soit seulement mécanique, il fait de l’inconscient une puissance psychique, qui vise des buts, signifie, symbolise, fait des jeux de mots, et d’un autre côté il maintient ce discours déterministe qui est celui de la physique laplacienne, en expliquant le présent par le passé, en disant que la pensée est comme un objet, appelé l’appareil psychique, dont il donne une représentation spatialisée, la première topique, puis une autre plus élaborée avec un tableau à double entrée, la deuxième topique, où l’on voit apparaître le mécanisme de la sublimation, avec là encore un vocabulaire emprunté à la physique.
Pour imposer ses idées nouvelles et triompher des résistances qu’elles rencontrent, Freud se dote de l’autorité de ceux qui sont sans conteste reconnus comme des autorités : moi, Freud, en psychologie, je suis à Descartes ce que Galilée est à Aristote en physique. Descartes croit qu’il existe un aléatoire psychique, le libre arbitre, de même qu’Aristote croit qu’il existe un aléatoire dans le monde sublunaire, alors que Galilée en quantifiant les espaces et les temps va élaborer une loi de la chute des corps, et montrer qu’on peut faire descendre la mathématique du ciel sur la terre, et faire monter au ciel les corps terrestres, qui ne sont pas éthérés. (Au fond, il fait tomber Dieu sur terre et fait monter les corps au ciel, chrétien qu’il est, en désaccord avec les autorités de son temps.) De même Freud analyse et quantifie la libido, décompose les idées en autant d’atomes qui s’entrechoquent et se combinent, nostalgiques d’une fusion perdue, il explique le présent par le passé, l’adulte par l’enfant, et montre qu’il existe un déterminisme psychologique (contre Descartes qui n’admettait de déterminisme que pour les corps). Enfin il s’inscrit de lui-même dans la lignée de Copernic et de Darwin, qui ont décentré l’homme en le faisant tourner autour du soleil, puis en le faisant descendre du singe et non de Dieu, en révélant la troisième grande blessure narcissique : le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Superficielle, la conscience est le jouet de forces qui lui échappent.
Pourtant, dans le même temps, et toute l’ambiguïté de Freud est là, il se fixe des buts qui ne sont pas ceux de Galilée ni de Darwin : il veut libérer l’objet sur lequel porte son savoir déterministe. Tandis qu’il prétend expliquer le présent par le passé en se servant du vocabulaire de la sublimation, emprunté à la physique la plus déterministe, il interprète la signification de désirs qui parlent et visent des quantités de…plaisir ! comme s’il existait un objet quantifiable appelé plaisir, qu’on pourrait mesurer comme on mesure des espaces ou des temps avec des centimètres ou des secondes. Jamais la psychanalyse n’a engendré aucune formule comparable à celles de la physique, jamais elle ne s’est appuyée sur des symboles mathématiques. Curieuse paternité que celle des Copernic et des Darwin. D’autant que le jour où des scientifiques fermés à toute interprétation décideront de nier la psychanalyse et d’écrire un livre noir de la psychanalyse, moquant son coût et son peu de résultats, ceux qui prendront la défense de Freud se poseront en disciples religieux d’une exégèse qui se heurte à la technique sans âme des ingénieurs et des mathématiciens.
Il nous faut donc chercher à comprendre comment le même corps peut, en partie, s’expliquer, et par ailleurs, se comprendre. Comment il peut être un objet, et comment il peut être sujet, sans être ni seulement un objet, ni seulement un pur sujet surgissant de nulle part.
Pour qu’un corps puisse s’expliquer, il faut que les parties qui le composent soient relativement extérieures les unes aux autres et ne soient pas en synergie, de sorte que les forces qui s’expriment ici soient contraires aux forces qui s’expriment là. Elles se contraignent alors de l’extérieur, comme dans un mécanisme d’horloge. Elles peuvent même s’inhiber, s’annuler, se nuire les unes aux autres.
Mais lorsqu’elles sont en synergie, ces forces forment des totalités qui sont davantage qu’une somme de particularités. Elles peuvent alors former un jeu de transcendance, au sens où la cellule dépasse la simple addition des molécules qu’elle contient et met en synergie.
Certaines organisations cellulaires sont inadaptées à un environnement et sont détruites, d’autres sont adaptées et survivent, elles forment avec cet environnement un tout qui est davantage qu’une addition de morceaux. De là une synergie de l’organisme avec l’environnement qui l’englobe. Chaque animal a dans son corps les articulations et les distinctions qui lui permettent d’entretenir des relations adaptées et distinctes avec les différentes formes de son environnement. Il a donc un monde vaste à proportion qu’il est lui-même articulé. Un ver de terre ne peut rencontrer un monde aussi vaste et complexe que le monde de l’éléphant ou le monde du rat.
Ainsi un corps vivant n’a pas vraiment son monde environnant uniquement hors de soi, il l’a aussi en soi. L’extérieur qu’il rencontre est le sien, son corps a en lui les articulations correspondant à ces rencontres. Bref nous avons déjà là un degré de liberté, même si ce monde fermé n’est pas le degré le plus ouvert de la liberté. Cela n’est rien de conscient. Toute cette complexité est en accord avec les potentialités de cet animal, il est libre à proportion qu’il est ouvert à de plus nombreuses potentialités, davantage articulées. Notre cerveau est capable d’articuler davantage de données distinguées que le cerveau d’un lapin. Le lapin, par son corps, a le monde qu’il mérite. Chaque homme a, par son ouverture, son langage, sa mémoire, le monde qu’il mérite.
Or par le langage, mixte de langue articulée, déposée dans l’inconscient, et de parole, ouverte à l’autre, aux choses hors des mots et au silence, nous sommes capables de penser un monde qui dépasse ce que nous en pensons. Cela passe par la médiation de la société et de son histoire, avec toutes les techniques qu’elle met à notre disposition, mais aussi par notre expérience du silence, de la solitude, de la désolation. Avec l’individu humain, l’inconscient s’ouvre comme conscience d’une manière différente de ce qui se produit avec l’animal.
Chez l’animal, les formes des organes et des circonvolutions de son cerveau dans son corps, qui échappent à sa perception et sont pour lui comme l’inconscient pour nous, donnent une relation de synergie avec l’environnement qu’on peut appeler la perception animale. Quoique structurée à l’intérieur des bornes d’un instinct rigide, cette relation laisse place à un apprentissage lié à une certaine plasticité du néocortex chez les mammifères supérieurs qui peuvent enrichir leur relation au monde au-delà de ce que l’instinct a déjà formé comme connexions neuronales entretenues lors des phases de sommeil paradoxal. Mais la souplesse ne suffit pas à ouvrir complètement la perception, qui reste prise dans les limites d’un certain type particulier. On voit bien que le chat ne remet jamais en question son appartenance au genre félin et ne dirige jamais son attention sur sa félinité pour la tourner en dérision ou exprimer son refus d’y adhérer.
Ce comportement est possible chez l’individu humain. Le lien individu/société permet à l’individu de critiquer sa propre individualité ou de critiquer la société dans laquelle il est compris, voire la langue dans laquelle il pense. (notamment par l’apprentissage d’autres langues). De tels conditionnements ouverts permettent l’émergence d’une réflexivité critique. Mais avant cette réflexion, il faut que l’ouverture au monde soit déjà libérée de l’instinct afin que la réflexion soit possible : avant de réfléchir, il faut déjà une ouverture assez souple pour pouvoir se replier sur soi. Toute conscience est déjà conscience de quelque chose sur fond d’infini ouvert, sur fond d’indétermination, avant d’être conscience de soi. La plasticité de la langue et de la parole, la plasticité du temps que nous synthétisons, la plasticité du désir, préexistent à la réflexion et la rendent possible.
On peut alors comprendre que certains traumatismes affectifs puissent bloquer la synergie nécessaire au surgissement de la conscience, et faire que les différents éléments qui permettent que mon corps soit une totalité qui transcende la somme de ses parties soient mis en simple extériorité, en somme strictement additionnelle, si bien que la conscience est réduite dans son champ, voire supprimée. Des accidents physiques, ou physiologiques, ou psychologiques, peuvent produire de tels effets, car il existe des conditions nécessaires à mon accès à la conscience qui ne sont pas conscientes.
On pourrait même aller jusqu’à faire l’hypothèse qu’une certaine forme particulière de corporéité finie permettrait d’être réceptive à une totalité existentielle infinie non logique de telle sorte que dans un certain ordre particulier, notre corps serait capable d’être réceptif à une transcendance qui le dépasse, liée à un corps infini. Dans cette hypothèse, on comprendrait que l’individu humain puisse penser la possibilité du silence absolu, du rien, ou du néant, la possibilité de l’infini ouvert, et donc qu’il puisse identifier le fini depuis le recul de l’infini, ce qui suffirait, sans faire appel à des idées innées, à rendre compte des vérités de raison : quiconque pense l’infinité des triangles possibles les pense consciemment, dans un mouvement simple, ou assez simple, et est certain par cette ouverture sur l’infini comme possibilité de totaliser tous les triangles finis possibles, donc de penser l’essence de tout triangle. Il sait alors que dans le plan, aucun contre-exemple ne sera possible, et donc il atteint une universalité forte, un universel libre de toute association d’idée particulière. Voilà bien le genre d’idée que l’inconscient et ses pulsions involontaires ne peut intégrer.
L’inconscient étant fini, il ne peut penser l’infini. La sublimation, qui fait passer du particulier solide à une particularité gazeuse plus vaste ne peut rendre compte du passage du fini à l’infini. Comme l’a justement pensé Descartes, la possibilité de se transcender vers un infini ouvert serait plus facilement compréhensible si elle provenait non pas du fini mais de l’infini lui-même, unique et singulier.
On pourrait donc penser que les atomes, les minéraux, les molécules physico-chimiques, les cellules vivantes et les organismes, sont traversés par un seul et même infini simple qui met tout ce réel en translation temporelle irréversible. Selon leur ordre, ces particularités finies seraient plus ou moins aptes à synthétiser et mémoriser. Il existerait une forme particulière qui rend possible d’intérioriser le risque d’ouverture sur l’infini ou sur l’autre, le risque de l’altérité, de façon à en comprendre personnellement le sens et la nécessité. Mais les conditions atomiques, moléculaires, cellulaires, nécessaires quoique non suffisantes pour conditionner cette ouverture pourraient par leur fragilité inhiber cette ouverture, de sorte qu’on comprendrait que l’individu humain socialisé soit à la fois ouvert à la possibilité du génie le plus profond, le plus universel et le plus fécond, et totalement fragile, exposé comme une poussière aux contingences des trajectoires des choses finies.
L’altérité de l’objet « a » chez Lacan, la différence ontique-ontologique chez Heidegger, l’infini cartésien, seraient cette transcendance qui traverse le fini sans qu’il la comprenne d’abord, qui ferait monter le fini en étages superposés jusqu’à l’apparition improbable et pourtant inévitable tôt ou tard d’un étant ouvert à la différence fini/infini, ouvert à la singularité, au risque et à l’altérité, qui lui, sait qu’il n’existe qu’un seul réel parce qu’il est ouvert sur l’infini comme possibilité. Cet étant, nous le sommes et notre corps a bien une forme particulière, mais il est possible que d’autres corps dotés d’une forme particulière différente aient pourtant cette même aptitude à intérioriser la Singularité, l’irréversible risque du don ou de l’ouverture.
Avec de telles hypothèses, aussi peu logiques que la qualité intuitive des couleurs perçues ou de tout ce qui a saveur existentielle, on pourrait concilier l’inconscient dans son rôle ambigu de soutenir la conscience et de pouvoir l’inhiber.
Deux points importants peuvent encore être éclaircis pour la clarté des questions : la question du libre arbitre et la question morale qui lui est liée, puisque sans libre arbitre, la morale n’a plus de sens et doit disparaître.
Le fait qu’on puisse demander à une dame sous hypnose de mettre ses pouces dans sa gorge à huit heures du soir devant son miroir de chambre, et qu’elle le fasse effectivement sans savoir qu’elle a été programmée à le faire le matin même sous hypnose, et le fait qu’elle réponde au docteur Bernheim qui la prenant en flagrant délit l’interroge : je suis sortie hier soir et les sensations dans ma gorge cet après-midi me poussent à inspecter pour voir si des rougeurs ne pourraient confirmer mon soupçon d’une laryngite ou d’un début d’angine, ces faits-là prouvent-ils que le libre arbitre est, toujours et nécessairement, une illusion ?
[ Est-il vrai que toutes les interprétations que nous faisons consciemment de nos actes sont toujours des rationalisations après coup totalement dénuées de pertinence? Et si c’était le cas, de telles rationalisations n’auraient-elles pas cependant une certaine réalité dans la mesure où malgré tout elles existent? ]
Un fait particulier ne prouve rien. Il faut construire un modèle de réel pour l’éclairer, c’est cela la science. Les mêmes faits peuvent être éclairés par des modèles concurrents.
Spinoza interpréterait ce fait comme appuyant sa théorie : le libre arbitre est une illusion liée au décalage entre la conscience de ce qu’on fait et l’ignorance des causes qui nous poussent à le faire. Un cartésien ou un thomiste pourrait proposer une autre lecture. Cette dame a déjà, par ailleurs et dans des expériences antérieures, une expérience non illusoire du libre arbitre, et c’est de là que lui vient l’idée de liberté au sens du libre arbitre. Ici, comme elle ignore qu’elle a été conditionnée par hypnose à inspecter sa gorge au moment où elle entendra les 8 coups à l’horloge, elle projette, à tort, cette idée du libre arbitre qui a été pertinente en d’autres circonstances, sur cette situation où elle est en train d’inspecter sa gorge. Le libre arbitre étant une vraie possession de soi qui est en soi agréable, il est normal d’en projeter le souvenir sur tous les actes que nous effectuons, c’est à la fois agréable et rassurant, même s’il y a là une illusion dans la mesure où les actes de libre arbitre sont fort rares et demandent des conditions harmonieuses de libre possession de soi qui sont rarement données, des conditions de vigilance et de calme, sans distraction, qui sont difficiles à réunir, et supposent une concentration sur des choses simples dans lesquelles on doit méthodiquement réduire les difficultés en leurs éléments les plus simples. L’illusion serait non pas le libre arbitre mais le fait qu’il soit fréquemment à l’origine de nos comportements. Descartes ne l’entendait sans doute pas autrement, de même que Saint-Thomas d’Aquin.
Concernant la morale, il ne faut pas confondre les explications de Freud relatives au Surmoi avec des explications qui pourraient rendre compte à elles seules de la question morale. Kant l’a montré, même si on peut toujours critiquer le détail de sa philosophie morale, obscure sur plusieurs points, il existe un discernement moral qui ne peut se réduire à une influence de l’inconscient. Le critère d’universalité est un élément important de réalité qui ne doit pas être confondu avec cette intériorisation infantile de la morale par associations d’impressions confuses. Les interdits de la société tels que les intériorise psychologiquement un enfant de trois ans, cela est très différent de la conscience claire qu’on ne peut vouloir universellement le mensonge sous peine de supprimer tout apprentissage d’aucune langue et donc toute possibilité de mentir. Comprenant activement et volontairement qu’un mensonge universel est un cercle carré, je me révèle alors à moi-même comme sujet libre qui possède sa volonté, et non comme une marionnette formatée par telle ou telle société particulière.
Ma volonté, c’est en société que je la possède, puisque sans la distance d’autrui je ne pourrais ni parler, ni être conscient de façon radicalement ouverte, ni vouloir la forme de l’universel, mais cette société n’est pas la société empirique particulière constatée par tel ou tel sociologue, tel ou tel économiste, installés dans des constats de faits empiriques particuliers, mais c’est la société que forment ensemble des individus engagés dans un lien d’altérité qui les dépasse, les risque et par là les ouvre à eux-mêmes dans la distance, par la médiation d’un autre. Se perdre pour se trouver, voilà ce que fait l’enfant qui naïvement imite ceux qui l’entourent, et il entre ainsi dans un monde parlé où il est lui-même en partie un objet visé depuis la distance des autres.
Ni la sublimation, ni le Surmoi n’expliquent le contenu de la conscience morale lorsqu’elle n’est pas passionnelle, de même qu’il est réducteur de réduire l’art à une sublimation, ou encore la religion. Il est vrai par contre que la sublimation existe et qu’elle explique bien des choses, y compris en morale prétendument morale, en religion prétendument religieuse et en art prétendument artistique, mais ces formes passionnelles étant les moins libres du genre, il est regrettable sous prétexte qu’elles sont courantes en moi et chez autrui parce que paresseuses, de les donner pour modèles signifiant et épuisant toutes les possibilités morales, artistiques et religieuses. Sans doute aussi la sublimation vient-elle soutenir les constructions mentales plus universelles, mais elle doit être autre chose qu’une particularité vague et nébuleuse si elle doit vraiment soutenir une moralité authentique, un art ou une spiritualité radicalement lucides et ouverts.
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Il n’y a aucun doute, même si on ne le peut prouver, qu’on pense soi-même lorsqu’on fait activement et volontairement l’hypothèse de l’universalité, ou qu’on se met attentivement en présence de l’infini ouvert, ou qu’on prend le risque de faire silence, ce qui s’appelle prière et qui n’a rien à voir avec la croyance superstitieuse. Ces moments de liberté, ouverts, comme on les expérimente aussi dans les formes les plus éveillées de l’étonnement en présence du fait singulier qu’il y a quelque chose plutôt que rien, ne sont pas ruinés par le fait que par ailleurs la moindre rupture d’anévrisme puisse en un instant annihiler tout cela, du moins aussi loin que puisse voir notre regard fini, assez ouvert toutefois pour comprendre qu’il ne voit pas tout.